Sixième Sens
Au milieu de sa promenade habituelle avec sa maitresse, une petite boule de poils s’immobilise soudainement. La maitresse s’éloigne de son chien sans remarquer qu’il ne la suit plus. Au lieu de la rejoindre, l’animal prend une toute autre direction et se met à suivre une odeur familière.
Son flair le
pousse à traverser une route à double sens pour
rejoindre un trottoir longeant la Seine. Tout en se précipitant dangereusement
de l’autre côté, il évite instinctivement les roues des véhicules qui circulent
vite ce samedi matin. Arrivé sur le trottoir d’en face, le chien continue son
périple en suivant le fleuve.
Un paysage pittoresque s’offre à la
vue du chien en ce début de printemps : de belles péniches sont amarrées,
les arbres viennent de feuiller, les parterres sont fleuris et le ciel est
teinté d’un magnifique bleu d’azur.
Sur
ses courtes pattes, il se rue vers l’entrée du parc de l’île Saint-Germain,
situé au milieu de la Seine et qui sépare les villes d’Issy-les-Moulineaux et
de Boulogne-Billancourt. La truffe du chien capte l’odeur de l’herbe fraîche et
des fleurs qui bourgeonnent. Sans s’en soucier, il passe à toute allure devant des
gens qui profitent de cette belle journée.
La source de
son excitation est à présent à quelques enjambées devant lui. Avec la distance
qui se raccourcit de plus en plus entre lui et son objectif, le chien se met à
aboyer. En entendant cela, une personne au loin commence à plisser les yeux. Un
sourire se dessine sur le visage de cet homme. Il ouvre en grand ses bras vers
le chien qui saute et atterrit sur lui.
- Titie ! Je n’y crois pas !
Comment as-tu pu me retrouver ?
L’homme avait placé le chien dans une fourrière quelque
temps auparavant, trop malade qu’il était pour s’occuper d’un animal domestique.
Le cabot n’arrête pas de lécher le
visage plein de rides de cet homme presque octogénaire. En retour, le vieillard
le caresse tendrement.
Après des câlins et des rires de
joies, l’homme se souvient :
- Tu me rappelles tant de bonnes
choses que nous avons vécues ensemble. Te souviens-tu du chemin que nous
prenions presque tous les jours de notre maison sur les Hauts d’Issy jusqu’à ce
parc?
En marchant, son vieil ami dans les
bras, il continue à évoquer sa nostalgie.
- Ah ! Les senteurs de la boulangerie
près de chez nous. Je peux encore imaginer ses délicieux pains aux chocolats et
leur odeur envoûtante.
Le vieillard a l’air heureux tandis
que le chien le fixe comme s’il comprenait chaque mot sorti de sa bouche.
- Et toi Titie, je me souviens quand
tu te présentais devant le boulanger qui te lançait des bouts de pain et tu te
régalais ! Oh mon chien, je ne comprends toujours pas comment un bout de
pain puisse être aussi appétissant qu’un bon os pour toi !
En dépit de son état fragile, que
l’on peut voir sur ses mains tremblantes, le vieillard ne manque pas d’esprit. Tout
ce qu’il souhaite est de vivre le moment présent. Il pose le chien à poils
blancs par terre.
- Regarde ce que j’ai là !
Le maitre plonge la main dans la
poche de sa veste et en sort un sachet en papier. Il en tire un pain au
chocolat, en découpe un bout et le tend au chien. Tous deux continuent à
marcher en savourant la viennoiserie. L’homme approche de massifs de fleurs
colorées.
- Tu sais que j’aime beaucoup les tulipes,
elles ont tant de magnifiques couleurs. Mais ma fleur préférée est la rose.
Viens, elles sont juste à coté.
Ils s’avancent vers un beau parterre
de roses rouges.
- Sens ça mon ami !
Il pousse les fesses du chien avec
un pied afin qu’il rapproche sa truffe des fleurs. Le chien se cabre.
Après les
avoir contemplées, l’homme y approche sa main.
- Ouille !
Il retire subitement sa main dont le
pouce a été piqué par les épines d’une rose.
- Oui, tu vois, je suis toujours
autant maladroit. Je voulais juste toucher ses pétales comme Marie aimait
le faire.
Titie bouge sa queue. Il frotte sa
tête contre les jambes du vieillard.
- Je sais qu’elle te manque aussi.
Je ne passe jamais une journée sans penser à elle depuis sa mort.
Le ton de sa voix baisse lorsqu’il
parle de sa femme qui a quitté le monde il y a trois ans.
- Issy-les-Moulineaux, la ville où
j’ai mes plus beaux souvenirs. J’ai vraiment eu de la chance d’y habiter avec
Marie, avec toi.
Lentement, il marche vers un banc
vide. L’homme s’assied et fait un geste sur ses cuisses. Titie vient s’y allonger.
L’homme ferme ses yeux et essaye
d’écouter les chants des oiseaux parmi le brouhaha des promeneurs. Il sent la
chaleur du soleil sur sa peau ainsi que celle du chien sur ses jambes. Il ressent la paix. Titie reste aussi
silencieux que son ancien maitre. Le soleil se fait lentement recouvrir par des
nuages. La lumière décline. L’atmosphère refroidit.
Un braillement d’enfant sort le
chien de sa torpeur. Toujours posé sur les cuisses de son ancien maitre, il
aboie pour le réveiller. Mais l’homme reste sans bouger. Il lèche alors son
visage et jappe encore plus fort. Plus un seul geste n’émane de l’homme dont
les yeux sont toujours clos.
Le chien commence à attirer
l’attention des gens alentour avec ses hurlements plaintifs. Une foule se forme
pour voir ce qui se passe. Une fille sort de cette foule, s’approche du couple
et prend la main du vieil homme. Ne sentant aucun pouls et voyant le teint
livide de l’homme, elle pousse un cri perçant.
Puis, tout se déroule rapidement. Le
chien est perdu, son esprit est brumeux. Ce qu’il voit en dernier est une
grande voiture blanche où l’on place le corps de son ex-maitre à l’intérieur.
Après que l’ambulance et la foule ont quitté l’endroit du drame, le chien se
retrouve seul. Le soleil se couche. Le ciel s’assombrit.
Le chien retourne alors sur ses pas
vers le chemin emprunté plus tôt. Il arrive finalement devant une maison et y entre
par une petite trappe située sur une porte. Une jeune femme l’accueille d’un
air stupéfait.
- Fluke, te voilà ! Je croyais t’avoir
perdu !
Elle le prend immédiatement dans ses
bras.
- Mais pourquoi ces gémissements ?
Tu pleures ? Que s’est-il passé ?
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